mardi 10 décembre 2013

Un très intéressant compte rendu de Sur les pas du loup

Ce texte de Daniel Bernard, spécialiste de l'histoire du loup, vient de paraître dans la revue Histoire et sociétés rurales (n° 40, 2e semestre 2013, pp. 187-189) :

Si ses récentes publications en ont fait l’historien du loup en France, les ouvrages de Jean-Marc Moriceau sur les fermiers de l’Île-de-France, l’élevage français ou les campagnes du féodalisme à la mondialisation avaient déjà montré la richesse de ses recherches qui ne cessent de renouveler les problématiques de l’histoire rurale. Il nous a habitués à des synthèses remarquables inscrites dans la longue durée.
Depuis plusieurs années, il suit les traces du loup en France, ne négligeant aucune source publiée ou inédite, en apportant de nouvelles pistes de réflexion. Il faut souligner l’ampleur du travail mené grâce à une collaboration entre archivistes, chercheurs, généalogistes et autres louvetiers. En s’appuyant sur les travaux antérieurs, en invitant ses étudiants à traquer « le grand fauve aux yeux de braise » partout où il se cache dans des liasses d’archives inédites, en confrontant les multiples points de vue, en compilant et analysant une masse impressionnante de documents historiques fiables, Jean-Marc Moriceau arrive à nous donner une vision très proche des événements passés. La connaissance historique de la place du loup dans la société rurale en est complètement renouvelée. L’intérêt de sa méthode est de « ratisser large », tant au niveau chronologique qu’au niveau géographique. L’analyse sur une longue période historique permet de constater que les attaques se sont multipliées au cours des siècles. L’approche territoriale généralisée sur l’ensemble du territoire français permet de mesurer l’importance du phénomène.
En publiant Sur les pas du loup…, un bel album de 350 pages, Jean-Marc Moriceau nous offre un véritable atlas historique qui permettra à chacun de s’imprégner des réalités passées, réalités vécues (ou subies) par des générations de Français. Cet ouvrage incite aussi à une autre lecture de l’espace national : de véritables lieux de mémoire parsèment aujourd’hui le territoire que ce soit en Gévaudan, en Touraine, en Ile-de-France, dans l’arc alpin, en Berry et en beaucoup de régions que les travaux de l’historien permettent de sillonner.
Déclinées en vingt chapitres, trois grandes parties composent l’ouvrage : « L’empreinte du loup », « Le tour de France du méchant loup » et « Haro contre le loup ». Dans chaque chapitre, des cartes et documents justificatifs choisis parmi les plus évocateurs justifient la synthèse et les analyses de l’auteur. Un inventaire des sources et une imposante bibliographie enrichissent l’œuvre, tandis que des annexes signalent les communes concernées par des attaques de loups sur l’homme et les noms des familles de victimes d’agressions de 1580 à 1880. Une table des cartes et tableaux facilitent la recherche. L’iconographie riche et variée présente beaucoup de documents inédits (extraits de registres d’état civil, dessins du XVIe et XVIIe siècles, procès-verbal de destruction d’un loup avec le « contrôle » représentés par une oreille, tableaux d’artistes connus ou anonymes qui proposent une représentation du loup en adéquation avec ce que l’on pensait du prédateur à leur époque). Des documents d’archives ponctuent l’atlas en donnant la parole aux témoins. Ce n’est plus l’historien qui s’exprime, mais les administrateurs, officiers de l’état-civil, journalistes, chasseurs et veneurs ou scientifiques du XIXe siècle. Évidemment l’autre intérêt majeur de cette publication réside dans la réalisation de soixante-six cartes qui font de cet ouvrage un véritable atlas historique sur la présence du loup en France et les attaques lupines. À partir d’un « important corpus de sources, des réalisations graphiques ont mis en images bien des réalités du passé », précise l’auteur.
Après avoir signalé dans la première partie (« L’empreinte du loup »), que Canis lupus vivait dans la plupart des régions françaises, Jean-Marc Moriceau analyse le processus d’éradication de la bête fauve, avant d’en voir le repli au début du XXe siècle. Ne sont négligés ni les problèmes liés au retour du loup depuis 1992 jusqu’à nos jours, ni l’analyse des plans loups successifs permettant de comprendre les politiques actuelles liées à la présence lupine. Les animaux domestiques et le gibier périssent sous la dent du loup ; l’homme et le fauve, en compétition sur les mêmes territoires, deviennent donc au fil du temps deux concurrents. Canis lupus s’impose comme l’ennemi de l’économie agraire et industrielle. Dans les années 1820, les muletiers de la région de Bélâbre dans l’Indre, victimes des dégâts commis par des bandes de loups sur leurs mulets, cessent l’approvisionnement des forges. Ce chapitre se ferme avec une chronologie des grands loups mangeurs d’hommes : 7800 victimes de loups, attaquées ou dévorées ont été recensées de 1362 à 1918.
Dans la seconde partie, avec l’appui de cartes synthétiques, Jean-Marc Moriceau effectue « un tour de France » en compagnie du « méchant loup » qui partout attaque l’homme. Après cette promenade dans le temps et l’espace sur les terres à loups, (de l’Île-de-France au Gévaudan, de l’ouest aux terres alpines) Jean-Marc Moriceau évoque les zones où le loup s’est maintenu de 1850 à 1954. À cette époque, Canis lupus reste encore « l’ennemi public des paysans, et constitue une menace structurelle à l’égard du bétail et, occasionnellement, un danger pour la sécurité publique. » La dangerosité du loup et la menace de la rage ont marqué de manière tragique la mémoire collective.
La dernière partie (« Haro sur le loup ») examine les moyens de protection mis en œuvre pour protéger l’homme et défendre les troupeaux. Les divers systèmes de destruction ne sont pas oubliés : lutte par l’action individuelle (acte de légitime défense du paysan), emploi de pièges et poison, lutte collective (huées et battues), chasse institutionnelle et rôle de la louveterie. Enfin, l’auteur évoque le problème des primes à la destruction qui au fil du temps ont stimulé des générations de chasseurs de loups. Des chasseurs qui du souverain au plus humble des paysans ont mené une véritable guerre contre le fauve. Le loup est revenu en France depuis une vingtaine d’années et avec lui les peurs, fantasmes et préjugés d’antan ressurgissent. De l’arc alpin aux contrées de l’Aube et de la Haute-Marne où il vient de commettre quelques méfaits, le loup déchaine les passions dans les régions où il fait de nouvelles incursions. Et bien au-delà.
Face à ces faits précis et à une « actualité brûlante » en certains territoires, le travail de l’historien est nécessaire pour faire admettre à nos contemporains qu’en s’inscrivant dans la longue durée et dans un espace géographique européen, on arrivera à mieux cerner les problèmes actuels. Lors du récent symposium qu’il a organisé à Saint-Martin-Vésubie, Jean-Marc Moriceau a su montrer que l’historien peut être aussi un homme de terrain qui connait et comprend les réalités humaines et économiques du territoire et l’impact que peut avoir le retour du loup dans diverses régions de France.
Les diverses strates de la société rurale n’imaginent plus comment leurs ancêtres vivaient avec le loup. Les changements des méthodes pastorales dans un contexte économique bien difficile, les nouvelles perceptions du sauvage dans une nature « réglementée » avaient fait oublier comment l’on peut partager l’espace avec le loup, comment l’on doit faire évoluer les comportements face à un prédateur sauvage qui jouit d’une grande intelligence et sait s’adapter. L’image du loup s’est complètement inversée. Au fil du temps, la bête dangereuse et prédatrice s’est transformée en animal protégé. Son retour bouleverse nos modes de pensée. Hier comme aujourd’hui, Canis lupus reste l’une des composantes majeures des territoires dans lesquels il vivait ou qu’il recolonise. Les travaux historiques de Jean-Marc Moriceau contribuent à détruire cette amnésie collective dans laquelle s’étaient réfugiés nombre de nos contemporains.